L'ange anatomique

L’Ange anatomique

Éditions Phébus, 2008 / Éditions Livre de Poche, 2010

De retour dans son pays natal après quinze ans d’exil politique, Ehsan se cherche dans les décombres d’une dictature. Le soleil est haut dans le ciel des Tropiques. Contrairement à ses habitudes, il s’est aventuré derrière la maison, à flanc de colline. Pour sa femme qui le retrouve gisant en contrebas, il s’agit de réagir vite, avec sang-froid. Cap sur l’hôpital du Ruban vert où le diagnostic tombe, irréversible, puis sur Paris pour une opération d’urgence et une prise en charge médicale. Ehsan ne remarchera plus. Le calme de l’épouse n’est qu’apparent : au fond d’elle-même, elle sait que « l’accident » ne fait que fragiliser davantage une union déjà vacillante…

 

Extrait : Tout ne se joue jamais que sur l’instant, dans la durée infinitésimale comprise entre la série des passés et celle des avenirs. Et c’est là, et c’est tout à fait là, que s’écrivent dans l’urgence les fictions nécessaires : à la diagonale de nos réalités, à la fracture de nos vies, souvent au très petit matin qui confond jour et nuit.

L’espace d’une seconde, on prête au blessé grave l’intention du repos. Qui ne chercherait pas à nier l’implacable constat d’une vie dévastée ? L’être que l’on aimait gît. Et c’est intolérable. Lorsque je t’ai trouvé à terre, tu fouillais le ciel de tes yeux grands ouverts, très bleus, très clairs, d’autant plus bleus et clairs qu’ils contrastaient avec une flaque sombre allant en s’élargissant autour de tes cheveux blonds. Je t’ai souri et j’ai continué à te sourire comme s’il avait été en mon pouvoir de retarder l’instant où tu allais comprendre, de différer celui où je serais forcée d’admettre. Mais tu étais déjà en train de lire dans la crispation de mon visage le reflet trouble de ton accident.

Docteur, je vous avais tellement espéré que je vous ai haï lorsque je vous ai rencontré pour la première fois. Votre retard, si l’on peut encore appeler cela un retard, était suffisamment parlant : il n’y avait pas que nous, il n’y avait pas que lui. Je m’attendais à vous voir vieux, je vous ai trouvé jeune. J’espérais un mot de réconfort, vous fûtes arrogant. Votre mauvaise foi me désarçonna lorsque vous m’avez soutenu que vous aviez fait votre visite auprès de lui ce matin. Était-ce là votre façon de me prouver qu’il ne se souvenait déjà plus ? Votre manière de me montrer que moi aussi j’atteignais mes limites ? Je reste convaincue que vous m’avez menti : de la journée entière je n’ai pas quitté le brancard des yeux, et la tension de mes nerfs me gardait bien de tout assoupissement. Ensuite, je vous l’accorde, mes souvenirs se brouillent ou plutôt s’emmêlent comme une chaîne trop fine au creux d’une main. C’est juste, Ehsan n’était ni en train de se vider de son sang ni de perdre son pouls. Mais vos critères n’étaient pas forcément les miens. Lui, avait fini par s’endormir sous l’effet de la morphine. Vous, n’arriviez toujours pas. Je me trouvais là, seule avec mon sentiment d’urgence, incapable de comprendre que tout ceci était bel et bien arrivé, en butte à l’immobilité de cette chambre où des infirmières discrètes comme des chats venaient parfois me chuchoter un mot que je n’entendais pas. Ehsan voulait seulement voir, ne serait-ce qu’une minute, le visage et les mains de celui qui allait l’ouvrir en deux. Reconnaissez que ce n’était pas beaucoup demander.

En sursaut, j’ai relevé la tête d’entre mes bras. Vous vous teniez dans l’encadrement de la porte. Vous n’aviez pas pris la peine de frapper. L’empreinte de mon front, creusée dans le revêtement plastique du brancard, se résorbait bien trop vite sous mes doigts. Avec elle disparaissait ce que j’avais souhaité tenir pour l’unique preuve de ma présence ici. Permettez-moi d’avoir à cette minute voulu douter de tout. Vous êtes entré à demi dans la chambre, un pied dedans, un pied dehors, sans ôter votre main de la clenche, craignant peut-être de rester enfermé avec nous. Vous lui avez jeté un regard rapide et vous avez parlé de lui à la troisième personne. Ehsan avait eu de la chance, « deux vertèbres plus haut, et la messe était dite ! ». Je me suis demandé quelle éducation bigote vous aviez dû recevoir pour employer une expression aussi désuète. Je me suis interrogée sur le rustre que vous étiez pour vous permettre une telle brutalité. Je vous prie aujourd’hui d’accepter mes excuses. Vous qui avez lavé, désinfecté puis incisé sa peau, disséqué le tissu sous-cutané, écarté ses muscles à l’aide de vos instruments, fouillé de vos pinces l’intérieur de son dos, vous qui avez rassemblé les débris de ses os pour qu’ils ressemblent de nouveau à des os, vissé des vis et serré des écrous tout au fond de son corps : vous seul savez. (…)

 

Revue de presse

 

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> Page des libraires : une qualité d’écriture indéniable…
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> L’Alsace : roman haletant
L’auteur évoque avec une grande délicatesse ces rapports amoureux qui s’étiolent, le ressentiment jusqu’à la lente déchirure du dernier fil qui relie les amants…

> La vie : ce roman qui émeut
Repérée l’an dernier pour « Le roi d’Afghanistan ne nous a pas mariés », Inrgid Thobois renouvelle le miracle d’une écriture épurée, intense et sensuelle, dans ce roman qui émeut…

> La Réforme : quand le passé bouscule le présent
Ce n’est pas une plume qu’utilise Ingrid Thobois dans « L’Ange anatomique », son second roman, mais un pinceau élégant, subtile et hardi. Bouleversant et fascinant…

> Havre libre : un mélange de couleurs
Son premier livre a été très bien accueilli, son deuxième va faire un malheur…

> Figaro littéraire : autopsie d’une rupture
Autopsie d’une rupture. Écriture au scalpel pour cette dissection d’une relation amoureuse à bout de souffle…

> ELLE : l’immobile homme
Munie d’une plume quasi chirurgicale, Ingrid Thobois décompose la violence des sentiments et révèle l’inconvenance de ceux enfouis si profondément en chacun de nous….